effondrement de la perspective (Studeny)

  Et, un matin de décembre, elles montèrent dans la carriole de Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare, Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maîtresse.
  Elles prirent d’abord des renseignements sur le prix des billets, puis, quand tout fut réglé et la malle enregistrée, elles attendirent devant ces lignes de fer, cherchant à comprendre comment manœuvrait cette chose, si préoccupées de ce mystère qu’elles ne pensaient plus aux tristes raisons du voyage.
  Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tête, et elles aperçurent une machine noire qui grandissait. Cela arriva avec un bruit terrible, passa devant elles en traînant une longue chaîne de petites maisons roulantes ; et un employé ayant ouvert une porte, Jeanne embrassa Rosalie en pleurant et monta dans une de ces cases.
  Rosalie, émue, criait :
— Au revoir, Madame ; bon voyage, à bientôt !
— Au revoir, ma fille.
  Un coup de sifflet partit encore, et tout le chapelet de voitures se remit à rouler doucement d’abord, puis plus vite, puis avec une rapidité effrayante.
  Dans le compartiment où se trouvait Jeanne, deux messieurs dormaient adossés à deux coins.
  Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes, les villages, effarée de cette vitesse, se sentant prise dans une vie nouvelle, emportée dans un monde nouveau qui n’était plus le sien, celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone.
  Le soir venait, lorsque le train entra dans Paris.

Guy de Maupassant, Une Vie, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1987 (1883), p. 180.

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